mercredi 27 décembre 2006
Dossier "Tel Quel"
Où finit la drague, où commence le harcèlement ?
Pour la gent masculine, il ne s'agirait que de “Nouggane”, simple technique d'approche implicitement sollicitée par les femmes elles-mêmes. Mais pour ces dernières, il s'agit bel et bien de harcèlement sexuel sur la voie publique. Mais où finit le compliment et où commence l'agression ?
Mine défaite, regard absent… lorsqu'elle rejoint ses amis sur la terrasse d'un café casablancais, Rajae est encore sous le choc. Pourtant, à force de se répéter, le scénario en est devenu d'une banalité affligeante : des hommes qui l'accostent à sa sortie du bureau, des inconnus qui la Suivent au pas, lui lançant un flot de compliments sur ses rondeurs… suivis aussitôt d'une flopée d'insultes, lorsqu'elle ne répond pas à leurs “avances”.
Mais aujourd'hui, Rajae en a eu assez. Elle a enfin franchi le pas. Presque instinctivement, elle est allée se plaindre auprès du premier policier qu'elle a croisé sur son chemin. Entre deux soupirs, elle raconte, les larmes aux yeux : “Le flic m'a alors regardé de haut en bas, avant de me lancer froidement : si je n'étais pas en service, je vous aurais également suivie, mademoiselle”. Ce jour-là pourtant, Rajae était habillée “normalement” (une expression qu'elle déteste), elle venait à peine de quitter son bureau et rien dans sa mise ne sortait du “communément admis”, une autre expression qu'elle déteste.
À force d'entendre raconter des mésaventures de ce genre, Naïma Benyahya, directrice centrale au secrétariat d'Etat chargé de la famille et de l'enfance, est à peine émue par les malheurs de Rajae. “Une femme n'a plus besoin d'être belle ou jeune pour se faire harceler dans la rue. Etre femme est déjà largement suffisant”, explique-t-elle. Ce jour-là, justement, le département de Yasmina Baddou inaugurait, dans un grand palace de Rabat, la quatrième campagne nationale de lutte contre la violence à l'égard des femmes. Une de plus, direz-vous ? Peut-être. Mais la campagne de cette année marque au moins une rupture : pour la première fois, quelques paragraphes sont consacrés au harcèlement sexuel, dans le cadre d'une loi globale contre le phénomène de la violence contre les femmes. “Actuellement, explique Naima Benyahya, les textes qui existent définissent uniquement le harcèlement sexuel sur le lieu de travail, mais pas celui subi dans la rue. L'objectif de la réflexion que nous lançons aujourd'hui est justement d'arriver à une définition assez large pour couvrir les désagréments dont souffrent les femmes également dans l'espace public”. Depuis quelques jours déjà, un spot télé et un message radio passent en boucle sur les ondes et à la télévision. On y voit une femme poursuivie par un homme partout où elle va, au marché, dans un taxi ou à côté d'un publiphone. Plutôt soft, le message de la fin a le mérite d'être direct : “Le harcèlement sexuel dérange. C'est un comportement qui n'est pas convenable”. Objectif avoué : pousser les femmes victimes de harcèlement à témoigner et enclencher, à moyen terme, un réel débat de société.
Gare aux excès !
“L'intention est peut-être bonne, mais gare aux excès”, s'alarme déjà Aboubakr Harakat, psychologue et sexologue à Casablanca. “Il faudra toujours permettre l'établissement d'un contact entre un homme et une femme, même s'ils ne se connaissent pas. Du coup, il devient nécessaire de répondre à une question essentielle : où s'arrête la drague et où commence le harcèlement ?”, s'interroge-t-il. Mine de rien, le psychologue pose une sacrée colle aux juristes de Yasmina
Baddou. Selon une étude menée par un groupe de jeunes militantes de l'ADFM (Association démocratique des femmes du Maroc), la perception du harcèlement sexuel varie selon les interviewées, même si 76% d'entre elles disent en souffrir au quotidien. “De nombreuses femmes parlent de 'bsala' (incorrection) ou de 'dsara' (insolence). Une grande majorité croit que le harcèlement est obligatoirement lié à l'usage de la violence par exemple”, explique Houda Bouzit, qui a mené l'enquête. Les résultats d'un autre sondage, publié sur le site Internet de l'ADFM, montrent que 33% des participants (essentiellement des hommes) considèrent le harcèlement sexuel comme “un comportement normal”. La moitié l'élève même au rang “d'éloge fait à la femme”…
Au bout de deux mois d'enquête, Houda Bouzit et son groupe de travail sont quand même arrivés à une définition plutôt consensuelle : le harcèlement démarre au moment où la femme refuse, verbalement ou en l'ignorant, l'avance qui lui est faite. Le problème, ajoute Houda Bouzit, “c'est que le Marocain refuse de comprendre qu'un non signifie réellement un refus catégorique”.
Aujourd'hui, le harcèlement, tel que défini par le groupe de travail de l'ADFM, n'épargne plus personne. Filles, femmes âgées, voilées ou légèrement vêtues… toutes y passent ou presque. “Même quand ma mère nous accompagne, nous n'échappons pas aux regards et aux mots blessants. Souvent, elle-même, pourtant bientôt sexagénaire, a aussi droit à son lot d'insinuations sexuelles, spécialement adaptées pour elle”, raconte cette jeune Casablancaise.
“À la limite, affirme Houda Bouzit, il n'y a même pas besoin de mener une enquête ou une étude scientifique. Amusez-vous juste à compter les hommes qui se retournent au passage des femmes qui traversent un grand carrefour, des voitures qui 'rasent' les trottoirs des quartiers marchands, des groupes de jeunes qui draguent tout ce qui bouge, et vous vous rendrez compte de l'ampleur du phénomène”. À tel point qu'aujourd'hui, des réseaux regroupant des associations féministes et de droits de l'homme se sont constitués pour lutter contre ce nouveau genre d'atteinte aux “libertés individuelles”. “On a de plus en plus l'impression que la femme n'a pas droit à l'espace public, qu'il y a atteinte à sa liberté de circulation. C'est une question d'éducation, mais aussi d'impunité. Un homme sait qu'il ne risque absolument rien en s'attaquant verbalement à une inconnue qui passe. Pourquoi se priverait-il, dès lors, de ce passe-temps amusant et viril”, s'interroge Rabéa Naciri, présidente de l'ADFM.
À ce jour, seuls deux textes de loi sont arrachés, de haute lutte, par le mouvement féministe marocain. Le premier, un article révisé du Code pénal, punit “l'abus d'autorité dans le but d'obtenir des faveurs sexuelles”. Le deuxième, inclus dans le Code du travail, considère le harcèlement sexuel comme “une faute professionnelle grave”. “L'entreprise est un milieu fermé et quelque part maîtrisé, où le harceleur est une personne connue. Dans la rue, on a affaire à un parfait inconnu. Prouver l'acte de harcèlement et identifier le coupable devient alors très complexe”, avoue cette avocate au barreau de Rabat.
Le préjudice est pourtant réel. Les patientes de cette psychologue casablancaise mettent le harcèlement sexuel dans la case des blessures profondes. “La femme sent que son corps est chaque jour l'objet d'humiliations. Cela peut donner lieu, dans certains cas, à des relations difficiles avec les hommes, voire avec son propre corps”, affirme la thérapeute.
Harcèlement instinctif
Pourtant, et aussi étrange que cela puisse paraître, la grande majorité des dragueurs - harceleurs n'espèrent souvent rien obtenir des femmes qu'ils croisent sur leur chemin. Pour beaucoup, aborder une femme est même devenu un réflexe. “Parfois, je me rends à peine compte de ce que je dis. Il m'arrive de parler à des femmes qui ont l'âge de ma mère et de le regretter la seconde qui suit”, avoue Amine, 29 ans. Saâd, lui, estime que c'est plus une question d'habitude. “Quand on est en groupe, il m'arrive de lancer un mot ou deux à la fille qui passe, et de reprendre la discussion immédiatement après. C'est une habitude, ça casse la monotonie d'une sortie entre mecs. À la limite, je croise les doigts pour que la fille ne se retourne pas, parce que je n'ai absolument rien à lui dire”.
Pire, même quand la drague se transforme en course-poursuite, l'objectif n'est pas toujours celui qu'on croit. “Cela faisait plus d'un quart d'heure qu'il me suivait au pas, raconte Imane, jeune Casablancaise de 22 ans. Il débitait un incroyable flot de mots et d'expressions obscènes. Je ne sais pas ce qui m'a prise, mais à un moment, je me suis retournée et tout sourire, je lui ai dit : c'est d'accord, tu me plais et j'ai terriblement envie de toi. Tu as un appartement où l'on pourrait aller ?”. Interloqué, l'inconnu s'est alors confondu en excuses, avant de changer de trottoir.
“Il y a là un mélange complexe de machisme et de clanisme. Nous sommes encore dans le rejet inconscient de l'envahissement de l'espace public par la femme”, affirme Aboubakr Harakat. Un “envahissement” rapide qui a commencé à l'école, puis à l'université, sur le lieu de travail et qui atteint aujourd'hui les terrasses de café et les clubs de loisirs. “En apparence, tout le monde semble accepter cette mixité publique. Mais en réalité, affirme un sociologue, elle dérange beaucoup d'hommes et même des femmes, qui restent farouchement attachés à une conception traditionaliste du rôle de la femme dans la vie de tous les jours”. Sinon, comment expliquer des expressions largement répandues comme “zanka âmra ou diour khawyine”, littéralement : la rue est pleine de femmes, et les maisons sont désertes. Finalement, conclut Rabéa Naciri, “l'espace public n'est pas réellement mixte. De nombreuses femmes ne font que le traverser. Souvent en pressant le pas, et tête baissée. Comme si elles s'excusaient d'être dans la rue”. La militante féministe ne croit pas si bien dire. Dans l'imaginaire collectif, explique Harakat, “la femme devient une propriété publique dès qu'elle met le pied dehors, sans être accompagnée”. La preuve, on “matera” peut-être une femme accompagnée de son mari, frère ou ami, mais on osera rarement lui parler ou lui lancer des commentaires peu amènes. Elle devient alors une “propriété privée”. “Des fois, le simple fait d'être accompagnée de mon petit frère m'épargne les mots vulgaires, affirme Asmae, la trentaine. C'est à croire que les hommes ont plus de respect pour l'adolescent de 13 ans qui m'accompagne, que pour la femme que je suis”.
Vous avez dit harcèlement ?
Du côté de la gent masculine, beaucoup s'offusquent du terme “harcèlement”, arguant que le sexe faible serait plutôt demandeur de ce genre de “compliments”. Premier incriminé : le mode vestimentaire féminin. Entre les “petits hauts” qui portent bien leur nom et les “taille basse” qui dévoilent quelques courbes féminines, nos hommes disent ne plus savoir où donner de la tête. “Voyez comment elles s'habillent, comment elles se dandinent. Elles nous provoquent et nous ne pouvons pas résister. Un homme est faible devant une femme qui le tente”, a récemment laissé échapper un auditeur sur une émission de grande écoute à la radio. Siham, jeune cadre dans une entreprise de sondages, estime qu'il est même “dangereux de s'habiller comme on veut lorsqu'on marche dans la rue. Il suffit qu'on dévoile une épaule ou qu'on mette des couleurs vives pour que des insultes pleuvent de toute part. Même les personnes âgées s'y mettent, sous prétexte que notre mode vestimentaire n'est pas conforme aux préceptes religieux. À ce moment, ce n'est plus une personne qui te harcèle, mais une société tout entière. Une fois, j'ai même été bousculée par un inconnu en me faisant traiter de p…, parce que je mettais des bas résille qui lui ont fait perdre la tête”. Étonnant ? Pas vraiment. Selon les chiffres très officiels du Haut commissariat au plan, seuls 20% des Marocains reconnaissent à la femme la liberté de s'habiller en public comme elle veut, alors que les moyennes flirtent avec les 70%, dès qu'il s'agit de son droit à l'éducation ou au travail. Encore une schizophrénie marocaine… “Posez la question à toutes ces filles qui portent le voile aujourd'hui. Beaucoup vous diront que c'est une manière d'avoir la paix, de sortir tranquillement dans la rue”, s'énerve Rabéa Naciri. Plus vraiment…
Cela fait maintenant dix ans que Zineb met le voile, plus par conviction religieuse qu'autre chose. Elle parle donc en connaissance de cause : “Cela a beaucoup changé. Au début, un simple regard d'une fille voilée suffisait à dissuader le plus hardi des dragueurs. Aujourd'hui, le voile s'est banalisé et un autre voile, plus coquet, est apparu, faisant de plus en plus fantasmer les hommes. Ils disent souvent qu'il y a toujours quelque chose à découvrir avec une voilée, que c'est plus intéressant que ces bouts de chair qui remplissent les rues et les cafés”. Depuis bientôt cinq ans, Zineb a donc un succès aussi involontaire que grandissant auprès de la gent masculine. Dernière mésaventure en date : sa visite chez un ORL casablancais. Le médecin, un quadra “très bien comme il faut”, est marié et père de deux enfants. “Pour qu'il puisse ausculter mon oreille malade, j'avais enlevé une partie de mon voile. Il s'est immédiatement mis à me complimenter… sur mes jolies oreilles. Ridicule. Pire, vu que mon numéro de téléphone était mentionné sur mon dossier médical, il n'a pas arrêté de m'appeler à des heures impossibles, malgré mon refus explicite et définitif à ses avances”. Aujourd'hui, seule une mounaqaba (qui porte le niqab, voile intégral) peut espérer avoir la paix dans la rue. Au moins jusqu'à nouvel ordre…
Les enfants, aussi…
En fait, la pratique du harcèlement dans les lieux publics s'apprend très tôt. Souvent, cela commence, pour un garçon, dès l'école primaire, aux premiers contacts avec la rue. Celui qui ne lance pas des mots aux filles qu'il croise passe alors pour un looser, une mauviette. Au regard de ses copains de jeu, ce n'est même pas un homme. Très tôt également, une fille apprend qu'elle doit cacher son corps et dissimuler ses appas naissants. “Quand j'ai vu que ma fille de 12 ans commençait à attirer les regards dans la rue, qu'elle me racontait que des inconnus l'accostaient ou lui faisaient des propositions bizarres, je me suis mise, malgré moi, à lui demander de mettre des vêtements moins courts, moins fantaisistes. J'avais peur pour son intégrité physique”, raconte Fatiha, mère d'une jeune adolescente de Rabat. “Le pire, poursuit-elle, c'est que je ne pouvais rien lui recommander. Ignorer l'agression dont elle est victime, répondre, s'arrêter, tracer son chemin, se plaindre… je ne sais toujours pas qu'elle est la meilleure attitude à adopter”.
Plusieurs autres femmes, de différents âges et de différents milieux sociaux, sont dans le même embarras que Fatiha. Faut-il répondre systématiquement à toutes les attaques ? Ou mieux vaut-il, au contraire, les ignorer ? Il n'existe, selon les spécialistes qui se sont penchés sur la question, aucune recette-miracle. Tout se décide sur le champ, et souvent à la tête du client. Safia se souvient encore du jour où, excédée, elle s'est retournée vers son harceleur du jour et lui a lancé : “Ce que vous faites est interdit. Venez avec moi au poste si vous êtes réellement un homme”. Calmement, le monsieur lui a souri avant de lui répondre : “Je vous suis où vous voulez madame, mais je préfère qu'on aille chez vous”. Safia a peut-être eu de la chance sur ce coup, mais bien des fois, la réaction d'une femme peut donner lieu à une véritable agression, physique ou verbale. “Dans la tête d'un homme, suivre une femme, c'est lui accorder de son temps et de sa virilité. Quand elle le repousse, il le prend comme une insulte. Et une fois sur deux, il se venge sur elle”, explique Harakat. La belle ghzala (gazelle) se transforme alors en repoussante qouqa (équivalent de boudin), voire en sale p… dont personne ne voudrait. En cas de nouvelle réaction de la fille, certains hommes en viennent facilement aux mains pour “éduquer cette fille dépravée”, disent-ils.
Résultat : pour fuir ce milieu définitivement hostile qu'est la rue, beaucoup de femmes minimisent au maximum leurs déplacements quand elles sont seules ou à pied. Celles qui en ont les moyens trouvent refuge dans leur voiture, présentée tour à tour comme une bulle, un cocon, voire une armure. “Depuis que j'ai ma voiture, affirme Maria, j'ai l'impression que le harcèlement sexuel n'existe plus. C'est magique”. D'autres femmes, moins aisées, préfèrent les sorties en groupe. “Un homme seul aura beaucoup de mal à s'attaquer à un groupe de filles, qui risquent de le ridiculiser à coups de chuchotements et d'éclats de rire. En groupe, nous sommes même assez fortes pour nous amuser à draguer des garçons. Mais cela ne vire jamais au harcèlement”, ironise Fadwa, 29 ans.
Finalement, explique Aboubakr Harakat, “parler de harcèlement sexuel dans l'espace public est une excellente chose. Il faut maintenant un grand débat national, un méga-sondage qui nous permette de sortir la définition la plus consensuelle du harcèlement sexuel. C'est à travers des démarches de ce genre qu'on arrivera à une réconciliation nécessaire entre les deux sexes”. En attendant, le groupe de jeunes de l'ADFM, qui a mené l'enquête sur le harcèlement sexuel, a édité un livret de recommandations pratiques. Un enseignement central se dégage de ce travail : la femme doit travailler sur elle-même de manière à ne pas tomber dans la culpabilisation ou l'auto-dénigrement. Et pourquoi pas un second livret, qui serait plutôt destiné aux hommes ?
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